La culture masse-média au défi de l’art contemporain
Plusieurs courants artistiques ont modelé le cheminement de l’art et de ses limites dans l’histoire de l’art à travers les siècles, certains courants étant plus ou moins influents, d’autres plus ou moins controversés. Le 21e siècle est marqué par un courant artistique dont la définition est un concept qu’il est encore difficile à établir clairement. Dans une ère où les médias jouent un rôle primordial dans la communication, la technologie a offert aux artistes les outils nécessaires à l’émergence d’un art nouveau. Comme le souligne Edmond Couchot, «Les Médias apparaissent comme l’un des aspects les plus spécifiques de la culture contemporaine»[1]. Ils ont tout d’abord permis de briser les frontières de la circulation de l’information et ont ainsi mené à une globalisation qui a marqué l’art contemporain de façon définitive. Ces deux aspects importants de la création, soit l’art média et le mélange culturel, ont mené à une multitude d’artistes et d’œuvres stimulantes. Candice Breitz est une de ces artistes qui furent très influencées par leurs expériences culturelles personnelles. Son enfance passée en Afrique du Sud et l’expérience qu’elle en a tirée furent un moteur important dans son cheminement artistique personnel.
« Breitz recalls the sens of alienation that she experienced in relation to the broad array of languages that could be heard completely opaque to a white South African child. Interestingly, explorations of the confrontational nature of speech and language have been prominent in her work (…). »[2]
Dans sa démarche artistique, l’artiste puise son matériel au cœur même de la culture populaire, soit dans les magazines, les cartes postales, le cinéma, les vidéos de musique, etc. Son travail est grandement constitué d’appropriation, de «copier-coller», et cette logique est délibérément mise en évidence. Dans ses travaux plus récents, Breitz s’approprie des segments de grands succès hollywoodiens et manipule le jeu des acteurs pour amener un nouveau contenu au montage. Son œuvre Soliloquy Trilogy (2000) est un assemblage cinématographique percutant qui allie l’utilisation des médias dans un contexte de mélange culturel afin de livrer une idée renouvelée et distincte de l’œuvre originale. Cette série est composée de trois films connus du cinéma américain, soit Dirty Harry, qui met en vedette Clint Eastwood, The Witches of Eastwick avec Jack Nicholson et Basic Instinct avec Sharon Stone. En utilisant ce matériel comme point de départ, Breitz découpe et conserve seulement les segments où l’acteur principal parle, soupir ou produit quelque bruit vocal que ce soit, pour les assembler ensuite en ordre chronologique. Le plus long film n’étant à peine plus de 14 minutes, la création finale est ainsi un flot de paroles incohérentes et sans réponses qui souligne l’artifice dans le jeu des acteurs.
Soliloquy Trilogy est ainsi une œuvre née du recyclage de la culture populaire qui questionne les fondements d’une identité culturelle au dépend de l’identité individuelle. En remaniant les échantillons de film, l’artiste y impose aussi un nouveau sens distinct et transporte l’œuvre cinématographique d’un stade passif à un discours actif avec le spectateur qui tient alors un rôle important dans l’œuvre. Par son appropriation de segments d’œuvres cinématographiques, l’artiste défie ensuite les limites de la propriété privée comme source matérielle et questionne l’aspect légal d’une telle utilisation.
Tout d’abord, Soliloquy Trilogy présente un aspect très important à considérer lors de son analyse, soit la réutilisation d’échantillons de films populaires. La source matérielle constitue l’essence même de l’œuvre d’art par son histoire, son pouvoir et ses caractéristiques typiques. En effet, Breitz utilise judicieusement la force des icônes qu’elle met en scène et manipule leur langage pour livrer un message qui lui est propre. Ayant elle-même découvert dans son quotidien et apprécié les pièces populaires qu’elle met en scène dans son travail, l’artiste dévoile dans son travail une relation particulièrement ambiguë avec les superstars et leurs performances. Comme l’explique Marcella Beccaria dans son analyse du travail de Candice Breitz, l’artiste questionne d’une part les liens entre le langage et la formation d’une identité et d’autre part, elle interroge le pouvoir du rôle de la culture populaire dans une expérience contemporaine.[3] Cette technique est aussi utilisée par d’autres vidéastes qui critiquent les médias à l’aide d’images provenant de la culture populaire. Selon Michael Rush, Nam June Paik et son œuvre Global Groove (1973) figure également parmi les artistes dont l’art vidéo est principalement consacrée à la critique du fonctionnement de la télévision et des autres médias de masse : «En se façonnant une nouvelle identité à l’aide de ce médium, nombre de vidéastes réagissaient aux identités populaires véhiculées par la télévision et la publicité.»[4] Voilà un lien intéressant avec l’œuvre Becoming de Candice Breitz qui emprunte littéralement les mimiques des actrices dans son interprétation de leurs plus grandes scènes cinématographiques afin de souligner la superficialité des icônes qui nous sont proposées, un concept qu’elle met également en évidence dans Soliloquy Trilogy. Breitz utilise dans son oeuvre le pouvoir des icônes et retourne cette arme contre la culture populaire pour souligner la faiblesse de ce qui nous est imposé comme idéals. Christine Ross a une position intéressante ce manque de profondeur dans l’image postmoderne qui nous est offerte et elle nous propose un discours qui permet de mieux saisir l’enjeu de cette réalité :
«La perte de sens proviendrait du renforcement du signifiant opéré dans les productions culturelles actuelles, ce qui entraînerait pour le spectateur une coexistence d’intensités contradictoires comme l’anxiété, l’euphorie et l’hallucination. La surface (...) est une erreur de sens, le résultat d’une illusion, la vision troublée du réel. Et cette image-effet (...) est d’autant plus séduisante et séductrice qu’elle est le produit d’un capitalisme de consommation.»[5]
Le recyclage culturel et la distorsion du matériel est donc un aspect primordial dans l’œuvre de Candice Breitz qui lui permet de souligner l’artifice dans les icônes culturelles et de questionner la valeur des messages qui nous sont véhiculés par les médias.
Ensuite, la nature de l’expérimentation de Breitz dans l’œuvre Soliloquy Trilogy requiert la réaction du spectateur dans l’efficacité de son message. L’œuvre prend son sens dans la relation entre le spectateur et la source matérielle originale et défie ainsi le rôle passif habituellement attribué au spectateur dans la culture populaire. Effectivement, Candice Breitz fait référence à l’expérience culturelle quotidienne du spectateur en amplifiant et en concentrant le contenu qui lui est retourné sous sa forme la plus déraisonnable. L’appropriation de matériel cinématographique est un élément essentiel dans Soliloquy Trilogy ainsi que dans une majorité des œuvres de Breitz, il est donc primordial de réfléchir à l’impact d’une telle pratique sur le spectateur. Bernard Piton nous offre dans son écrit sur le plagiat et la citation trois possibles réactions de la part du spectateur face à une telle appropriation; soit le rejet parce que le lecteur voue trop de respect à l’œuvre originale pour admettre qu’on puisse ainsi la corrompre, soit l’acceptation parce que le spectateur ressent une complicité avec les intérêts de l’artiste qui cite l’œuvre originale, soit l’indifférence même si le spectateur a reconnu l’œuvre originale parce qu’il la considère comme une propriété commune que l’artiste peut utiliser comme bon lui semble.[6] Ces différentes possibilités doivent donc être dûment réfléchies lorsque l’appropriation tient un rôle aussi important dans une œuvre telle que Soliloquy Trilogy. Comme le catégorise Nicholas Bourriaud, cette considération particulière de Breitz confirme la relation de son art avec la «culture de l’usage» ou la «culture active» et s’explique par le rejet du spectacle et du visionnement passif.[7] En insistant sur la précision dans l’affichage de la courte durée des montages, l’artiste insiste aussi sur la caractéristique des films à grand succès selon laquelle la majorité de l’œuvre est créée pour être simplement regardée par le spectateur. Cet opinion est aussi partagé par Edmond Couchot qui affirme que les médias ne laissent passer leur message que dans un sens à la fois, soit de l’émetteur au récepteur et que cette communication est un phénomène alternatif à sens unique dont les idées sont véhiculée par des médias qui ne sont pas neutres puisqu’ils interfèrent sur les messages pour y surimposer leur propre sens.[8] On peut donc refléter cette explication dans la situation de l’œuvre cinématographique populaire qui, par son statut iconique, transmet un message d’idéal dont la valeur est grandement amplifiée par le média; soit l’écran géant du cinéma et la grandeur de la salle, la publicité pour le film, la publicité pour les icônes, etc. Le spectateur, réceptif, reçoit passivement ces idées qui lui sont imposées. Breitz prend alors la responsabilité par son art de changer cette caractéristique première des médias, pousse le spectateur à réagir devant une amplification de ce phénomène et l’invite à remettre en question la valeur de l’identité qui lui est proposée par les médias. Cette réaction vive de l’artiste par la provocation inévitable inclue donc l’œuvre Soliloquy Trilogy dans ce qui est classifié l’«art actif» et démontre que Breitz s’impose assurément dans le message des médias.
Un autre phénomène primordial à considérer dans l’œuvre Soliloquy Trilogy est son emprunt important à d’autres œuvres protégées par des droits d’auteur. Cet affront ajoute un renforcement décisif à son message et réitère l’intention de l’auteur de descendre l’icône de son piédestal. Comme le souligne Jennifer Allen, les mots écrits peuvent être cités à répétition de façon légale alors que la citation d’images est soumise à de strictes régulations dont l’utilisation engendre souvent des frais.[9] Cette particularité de l’image culturelle est un enjeu que Breitz défie dans son art;
«As such, Breitz’s interventions, which are executed without permission, lie precariously on the edge of legality. Her work not only manifests the ominous transfer of our cultural imaginary into photographs and onto film, video and television, but also underscores our inability to freely access the resultant images for our own pleasure and use. »[10]
Marie-France Chambat-Houillon et Anthony Wall offrent dans leur ouvrage Droit de citer une opinion intéressante sur le fonctionnement de la citation lorsqu’ils expliquent que l’artiste qui cite émet par le fait même un commentaire sur ce qu’il cite et l’«intériorise» ou l’«internalise» dans un nouveau réseau de significations.[11] Voilà précisément la raison d’être de l’œuvre Soliloquy Trilogy. Cependant, même si l’utilisation d’un tel matériel cinématographique se prouve tout à fait pertinent, l’aspect légal n’en demeure pas moins un enjeu capital. Candice Breitz compare sa production à celle des deejays qui utilisent les mêmes techniques d’échantillonnage pour créer de nouvelles compositions et elle se défend de cette utilisation en plaidant le droit de la «propriété commune» selon lequel le spectateur achète ses droits chaque fois qu’il consomme les biens offerts par les médias.[12] Il est donc possible de prêter les intentions de Breitz à un désir de redonner un pouvoir au spectateur dans une prise de conscience individuelle et collective.
Candice Breitz utilise donc des outils puissants tels que les médias et la culture populaire afin de faire passer une idée percutante. Edmond Couchot résume bien l’importance des médias dans le travail des vidéastes comme Candice Breitz qui recyclent le matériel populaire de la culture médiatique lorsqu’il affirme que la culture mass-médiatique est devenue la source d’inspiration essentielle[13]. Soliloquy Trilogy questionne les fondements de cette identité culturelle au dépend de l’identité individuelle en recyclant les icônes qui sont véhiculées par la culture populaire. Là où l’œuvre prend toute sa force est dans sa technique d’assemblage, de «copier-coller», qui est mise en évidence. Cette distorsion du langage original crée un nouveau message qui percute le spectateur par sa superficialité et son incohérence. Breitz affirme elle-même avoir réalisé le pouvoir qu’elle détenait en tant que consommatrice des médias lorsque la technologie de Sony et Betamax lui permit de faire la découverte suivante,
«the discovery that information needed not be digested whole and in the form in which it is received, the discovery that rather than passively absorbing the media, one could pick and choose, fast forward and rewind, actively cut and paste as story of one’s own making».[14]
C’est donc de cette façon que l’artiste prend position dans le monologue qu’elle reçoit des médias, transporte le spectateur d’un stade passif à une prise de conscience active et impose un nouveau sens distinct de l’œuvre originale. En défiant les limites de la propriété privée comme source matérielle et la légalité d’une telle utilisation, Candice Breitz livre un message puissant et lance une question au spectateur qui doit cette fois-ci tenir le rôle d’un récepteur actif. En réalisant que nous tenons de plus en plus notre identité, nos manies et nos expressions de nos parents mais aussi grandement de l’influence des médias, l’artiste réagit à cette invasion de la culture populaire dans notre éducation. En offrant un portrait inconfortable de la culture populaire qui nous influence, Candice Breitz pose la question suivante; alors qui sommes-nous?
[1] Couchot, Edmond. «Médias et immédias». Connexions art réseaux médias. École nationale supérieure des beaux-arts. Paris, 2002. 186.
[2] Beccaria, Marcella. «Process and Meaning in the art of Candice Breitz». Candice Breitz. Castello Di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea. Skira Editor. Italy, 2005. 19.
[3] Beccaria, Marcella. «Process and Meaning in the art of Candice Breitz». Candice Breitz. Castello Di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea. Skira Editor. Italy, 2005. 22.
[4] Rush, Michael. «Esquisse d’une histoire». l’art vidéo. Éditions Thames & Hudson. Londres, 2003. 20.
[5] Ross, Christine. «Profondeur absente de la postmodernité» (Ch. 4). Images de surface : L’art vidéo reconsidéré. Bibliothèque nationale du Québec, Éditions Artextes. Québec, 1996. 27.
[6] Piton, Bernard. «Plagiat et citation». Art et Appropriation. Ibis Rouge Editions. Pointe-à-Pitre, 2005. 29-42.
[7] Bourriaud, Nicolas. «Post-Production: The Soliloquy Trilogy». Candice Breitz: Cuttings. Exhibition catalogue. Éditions Martin Sturm and Renate Plöchl. Linz : O.K Center for Contemporary Art Upper Austria , 2001. 1.
[8] Couchot, Edmond. «Médias et immédias». Connexions art réseaux médias. École nationale supérieure des beaux-arts. Paris, 2002. 188.
[9]-10 Allen, Jennifer. «Candice Breitz: From A to B and Beyond». Candice Breitz: Re-Animations. Éditions Suzanne Cotter. Exhibition catalogue. Oxford: Modern Art Oxford, 2003. 8.
[11] Chambat-Houillon, Marie-France. Wall, Anthony. «Citer des images». Droit de citer. Éditions Bréal. France, 2004. 85.
[12] Beccaria, Marcella. «Process and Meaning in the art of Candice Breitz». Candice Breitz. Castello Di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea. Skira Editor. Italy , 2005. 25.
[13] Couchot, Edmond. «Médias et immédias». Connexions art réseaux médias. École nationale supérieure des beaux-arts. Paris, 2002. 188.
[14] Beccaria, Marcella. «Process and Meaning in the art of Candice Breitz». Candice Breitz. Castello Di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea. Skira Editor. Italy , 2005. 25.
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